L’origine scripturaire d’un fantasme antisémite

Les idées monstrueuses inventées pour dire du mal des Juifs sont innombrables. Parmi elles, le thème du « meurtre rituel » qu’accompliraient les Juifs a entraîné pendant longtemps leur assassinat, leur torture, leur envoi au bûcher.

Ce fantasme naît au XIesiècle. Il a un lieu de naissance, l’Angleterre, mais il s’est répandu comme une trainée de poudre en Europe. L’affaire anglaise est de mars 1144, et au XIIesiècle le thème du meurtre rituel se retrouve en Espagne et en France, puis en Italie, il continue à frapper l’Angleterre, et se répand en Allemagne, en Europe centrale et orientale (la documentation est réunie dans Carol Iancu, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme, Privat, 2017).

On a cherché diverses origines à ce motif. L’origine antique – Flavius Josèphe parle d’un écrivain égyptien, Apion, qui reprochait déjà cela aux Hébreux – me paraît ne pas avoir de rapport avec la calomnie médiévale : Apion n’est connu que par une source indirecte, et si Flavius Josèphe a raison, l’accusation est isolée. Lorsque cela apparaît en Angleterre, on n’observe aucun lien avec une source antique. Cela paraît une pure invention du XIesiècle, qui est celui où les relations entre juifs et Chrétiens se détériorent, qui voit les premiers massacres de Juifs en Allemagne lors de la première croisade, et précisément cette croisade même paraît avoir joué un rôle dans l’antisémitisme : tournée contre l’Islam, qui a occupé les lieux saints, elle opère une identification entre les non chrétiens extérieurs, l’islam, et les non chrétiens intérieurs, les Juifs.

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L’hydre antisémite

Un intéressant article par le 28 août dans le Monde, et dû à un jeune sociologue (il est doctorant) porte sur les « antimasques et les théories du complot ». L’auteur a réussi à
interroger huit-cent « antimasques » qui, il est vrai, tendaient à former un groupe sur Facebook. « Majoritairement féminins (60 %), ils ont , en moyenne, une cinquantaine d’années et un niveau d’éducation assez élevé (bac +2) ». Passons sur divers délires (le masque serait, selon ces antimasques, la nouvelle « muselière » imposée par le gouvernement), mais notons ce qui est dit de leur « différentes théories du complot » : « 52 % des individus interrogés croient par exemple, en l’existence d’un « complot sioniste » à l’échelle mondiale, contre « seulement » 22 % des Français, et 56 % adhèrent à la théorie du « grand remplacement », soit plus du double de ce que l’on constate au sein de la population française ».

Ainsi le « complot sioniste » (formulation qui me paraît elle-même quasi pudique, pour ne pas dire « c’est un coup des Juifs », 22 % des Français adhèrent à cette ânerie calomniatrice, soit plus du cinquième, et cela dépasse la moitié des « antimasques ».

Il faut croire de 26 % des Français adhèrent à la théorie du « grand remplacement », soit plus du quart.

Mais notons bien les différences : le « grand remplacement » est, dans le questionnement du sociologue, une question qui ne porte pas sur la cause. C’est un corrélat d’une enquête globale. Autrement dit, le cinquième des Français et la moitié des antimasques ne mettent pas les musulmans parmi les responsables du complot qui a créé le covid-19, mais bien, encore et toujours, les Juifs.

L’antisémistisme, d’origine ecclésiastique, a terriblement marqué la mentalité française (expulsion des Juifs à plusieurs reprises au Moyen-Âge, beaucoup plus tard affaire Dreyfus, attaques racistes contre Léon Blum en 1936, numérus clausus du régime de Pétain…). Et, malgré une longue période de paix en France, malgré l’école, au début du IIIe millénaire, il y a toujours une large partie des Français qui se retrouve pour penser à un complot international des Juifs pour expliquer, là le covid-19, ailleurs une autre difficulté.

Á côté de ce racisme-là, ancré en profondeur, le racisme anti-musulmans ou anti-noir est conjoncturel et superficiel. Il n’intervient pas dans les théories complotistes. Il ne traverse pas l’histoire de France. Il n’est pas né de l’institution ecclésiastique même qui a accompagné la naissance de la France. Et à laquelle 22 % des Français ne parviennent pas à s’arracher.

L’antisémitisme est martelé aux Musulmans. Un récent documentaire sur France Culture, « Mécaniques du complotisme », d’Alexandre Manzanares, expose comment, à la suite de la guerre des Six-Jours, en 1967, dans tous les pays musulmans du Proche-Orient, « les mouvements islamistes encouragent la lecture des Protocoles (des Sages de Sion), et ceux-ci « connaissent des adaptations télévisées pour toucher les milieux populaire. » On sait aujourd’hui, et depuis longtemps, que ces Protocoles sont un faux.

En France est répandue l’idée que « les Juifs sont riches », ce qui leur a valu plusieurs attaques, allant jusqu’à des assassinats (la liste se trouve dans un récent numéro spécial de Charlie Hebdo).

Cet antisémitisme musulman rejoint l’antisémitisme, aussi stupide, qui est inscrit dans la tradition française.