La collection « Tracts » a été créée par les éditons Gallimard en 2019 pour donner à des auteurs (le plus souvent connus par ailleurs) l’occasion de donner leur opinion sur un sujet de leur choix, lié à l’actualité, et qui leur tient à cœur.
C’est ainsi qu’en avril 2021 paraît un de ces « Tracts » sous la plume d’Alain Borer intitulé « Speak white ! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ?
Né en 1949, Alain Borer est un voyageur et un écrivain. Son livre est excellent : il y rappelle combien il serait absurde d’abandonner le français pour l’anglais, sachant la richesse du français, et son adéquation à l’expression de tout ce qui nous entoure, dans les niveaux de langue les plus difficile, comme celui de la philosophie ou de l’histoire de l’art. Il insiste tout particulièrement sur le lien indissoluble que constitue le français et son écriture. D’un bout à l’autre de l’histoire du français, l’écriture de la langue a été l’arrière-plan indispensable de la langue parlée, et les particularités de cette écriture – six façons, par exemple, s’écrie le son s, ou les lettres non prononcées, par exemple dans ils parlent – ont valeur sémantique : on peut exprimer à l’oral tant de choses que l’écrit ne peut dire qu’il doit utiliser d’autres ressources. Et, pour exprimer ce lien intrinsèque que le français oral et le français, il introduit un nouveau concept, qu’il a l’heureuse idée de ne pas exprimer par un anglicisme, mais par un latinisme : le vidimus, pour désigner l’accord, lâche (le français ne prononce pas toutes les lettres qu’il écrit) mais indispensable entre français oral et français écrit.
On lit donc ce travail intelligent avec plaisir, surtout en ces temps d’abrutissement anglomaniaque, quand, tout à coup, on tombe sur une ânerie stupéfiante. Je cite :
La question fondamentale des langues est qu’ « elles ne différent pas par les mots, qui voyagent et s’échangent par familles, elles diffèrent par leur idéalisation collectives, logées dans leur morphologie : la place du déterminant (instant clé qui donne le sens) est culturelle.- C’est pourquoi les langues artificielles ne prennent pas, esperanto, volapük et soixante autres tentatives connues qui ont réduit naïvement la langue au lexique : leur morphologie arbitraire ne procède d’aucune pratique sociale, ni par conséquent d’aucune représentation collective (une langue n’est pas un outil, sinon en on trouverait au BHV) » (pp24-25).
On n’attendait certes pas de M. Borer, amoureux du français, qu’il rédige un hymne à l’espéranto. Mais on n’attendait pas non plus, dans un ouvrage qui contribue à sauver le français face à l’invasion anglomane, qu’il trouve le moyen de placer un paragraphe contre l’espéranto. Comme si le danger était là (j’y reviens ci-dessous).
Les propos tenus par l’auteur et cités témoignent d’une hostilité à priorique à la langue internationale. A quoi cela sert-il d’invoquer le volapük, en l’égalant à l’espéranto, et les quelque soixante autres tentatives de langue internationale ? La réalité actuelle est que l’espérantisme constitue un mouvement international avec des représentants dans la plupart des villes du monde, qu’il existe beaucoup de journaux espérantistes, et que seuls les espérantistes peuvent envisager de se présenter à diverses élections. Le volapük est réduit à quelque dizaines de représentants en France et il n’a plus l’ambition de devenir la langue internationale. Les soixante ou x autres langues internationales ont encore moins de représentants, ne constituent jamais un réseau
Il est inexact de dire que l’espéranto n’a pas « réussi ». Dans les premières décennies du siècle, le mouvement espérantiste a été extrêmement puissant, il comptait des dizaines de milliers de locuteurs en Europe. Il a été persécuté dans la Russie stalinienne, il a été éliminé dans l’Allemagne nazie. En France, il avait souffert de la désaffection des gouvernants (argument : l’espéranto utilise des signes slaves). Postérieurement à la guerre, il a souffert, d’abord de la guerre froide, qui n’était pas à la communication internationale, ensuite de la concurrence de l’anglais, qu’il subit toujours. A mon sens, français et espéranto, même combat.
Il est par ailleurs faux de dire que l’espéranto n’a pas de morphologie : il a une grammaire, et c’est la source de sa morphologie. Substantifs en –o, adjectifs en –a, adverbe en -e, infinitis en –i, présent en –as, imparfait en –is, futur en –os, etc. Il est donc parfaitement inexact de dire que l’espéranto, et les langues internationales diverses, n’ont prétendu proposer que des vocabulaires, ce qui s’achète donc au BHV.
Que l’espéranto, qui a une admirable souplesse, ne soit pas une langue réduite au vocabulaire, toute pratique de cette langue le prouve, et je ne signale ici que l’œuvre de William Auld, poète écossais espérantiste, qui a frôlé, il y a quelques années, le prix Nobel de littérature – pour son œuvre en espéranto.
Enfin, la langue artificielle ne serait-elle qu’un outil, il n’y aurait pas à la condamner, mais au contraire à s’en servir : son but n’est pas de recouvrir et d’éliminer les langues vivantes, mais de servir de moyen de communication entre les locuteurs des différentes langues vivantes.
Dès lors, la question est celle-ci : qu’est-ce qui a pris à M. Alain Borer de consacrer un tel passage, qui essaye de noyer l’espéranto dans l ‘ensemble des essais infructueux de langues internationales, en écrivant des choses inexactes sur sa nature autant que sur sa portée ? Car, je le répète, ce développement n’ajoutait, ni ne retranchait rien au travail de l’auteur, qui portait sur le français et, secondairement, sur son rival, l’anglais.
Tout se passe comme si M. Borer avait rencontrer l’espéranto en telles et telles occasions, qu’il en avait constaté la généralité, la multiplicité populaire même, et qu’il en eut peur.
En ce sens, il rend un bel hommage à l’espéranto : c’est effectivement une langue qui est relativement répandue.