L’origine scripturaire d’un fantasme antisémite

Les idées monstrueuses inventées pour dire du mal des Juifs sont innombrables. Parmi elles, le thème du « meurtre rituel » qu’accompliraient les Juifs a entraîné pendant longtemps leur assassinat, leur torture, leur envoi au bûcher.

Ce fantasme naît au XIesiècle. Il a un lieu de naissance, l’Angleterre, mais il s’est répandu comme une trainée de poudre en Europe. L’affaire anglaise est de mars 1144, et au XIIesiècle le thème du meurtre rituel se retrouve en Espagne et en France, puis en Italie, il continue à frapper l’Angleterre, et se répand en Allemagne, en Europe centrale et orientale (la documentation est réunie dans Carol Iancu, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme, Privat, 2017).

On a cherché diverses origines à ce motif. L’origine antique – Flavius Josèphe parle d’un écrivain égyptien, Apion, qui reprochait déjà cela aux Hébreux – me paraît ne pas avoir de rapport avec la calomnie médiévale : Apion n’est connu que par une source indirecte, et si Flavius Josèphe a raison, l’accusation est isolée. Lorsque cela apparaît en Angleterre, on n’observe aucun lien avec une source antique. Cela paraît une pure invention du XIesiècle, qui est celui où les relations entre juifs et Chrétiens se détériorent, qui voit les premiers massacres de Juifs en Allemagne lors de la première croisade, et précisément cette croisade même paraît avoir joué un rôle dans l’antisémitisme : tournée contre l’Islam, qui a occupé les lieux saints, elle opère une identification entre les non chrétiens extérieurs, l’islam, et les non chrétiens intérieurs, les Juifs.

Mais il n’y a pas besoin de mythes pour massacrer les Juifs : le seul fait qu’ils représentent une différence a, la plupart du temps, suffit.

Je veux soutenir ici que ce fantasme antisémite a une origine scripturaire.

Un texte qui a été largement répandu dans l’Europe chrétienne – bien qu’il soit tenu par l’Église pour apocryphe – s’appelait le Quatrième livre d’Esdras. Les manuscrits, datés des IXe, Xe, XIe, XIIe, s’en trouvent à Madrid, à Bruxelles, à Luxembourg, à León, à Paris, à Amiens. La critique moderne, d’une part, retrouve dans ce texte la jonction de trois écrits différents, qu’elle appelle 4 Esdras, 5 Esdras, 6 Esdras. Elle découvre aussi que les différentes versions du texte médiéval présentent des variantes, et qu’on peut distinguer deux grands groupes de manuscrits : la recension « espagnole », et la recension « française » ; cette dernière est représentée par les manuscrits des deux dernières villes cités, l’autre recension regroupe les manuscrits de toutes les autres villes.

Précisons d’emblées une chose, qui est bien connue des gens qui travaillent sur les manuscrits : qu’on les trouve en tel et tel endroit ne signifie aucunement qu’ils n’ont existé que là, mais que le hasard des circulations d’objets, des destructions, des pertes, les a laissés là où on les trouve. La diffusion actuelle du texte est remarquable, puisqu’on a des manuscrits en une dizaine d’endroits, mais cela ne peut préjuger de sa diffusion réelle : ce texte a pu être connu en bien d’autres endroits de l’Europe occidentale.

Or, on trouve en ce texte l’attribution explicite de meurtres aux Juifs. La partie centrale, c’est qui est  désormais 5 Esdras, se présente de la manière suivante : le Seigneur (c’est Dieu) expose à Esdras comment il y a deux religions en présence, le judaïsme et le christianisme ; chaque fois, Dieu expose aux Juifs tous les bienfaits qu’il a accomplis pour eux, et comment ils ont failli, ils l’ont oublié, etc. ., et alors il les a rejetés ; puis il expose aux Chrétiens ce qu’il a fait pour eux, et là « les petits enfants exultent de joie » (§ I, 35), tout est parfait de ce côté.

Et parmi les reproches adressés aux Juifs, on trouve le passage suivant :

« Lorsque vous m’invoquerez, moi, je ne vous exaucerai pas, car vous avez souillé vos mains de sang et vos pieds ne traînent pas pour commettre des homicides » (§ I, 26).

En I, 32, les manuscrits de la tradition « espagnole », beaucoup plus violents que l’autre, disent : « J’ai envoyé vers vous les serviteurs les prophètes : vous les avez reçus en les tuant et en déchirant le corps des apôtres ».

Les manuscrits de Paris, de Bruxelles, de Luxembourg ajoutent peu après que le Seigneur, s’identifiant à Jésus-Christ son fils, accuse les Juifs du déicide (I, 33 « Vous m’avez reçu comme un criminel, non comme un père qui vous a délivrés de la servitude, et, suspendu au bois, vous m’avez livré à la mort »).

Ce texte expose donc directement que les Juifs commettent des homicides. Les fantasmes du XIesiècle – âge de plusieurs des manuscrits livrant ce texte – accusent identiquement les juifs de commettre des crimes, et l’accusation de déicide est systématiquement ajoutées au procès qu’on leur faisait.

Ailleurs, il est question des fils qui sont livrés à la confusion, car « ils n’ont pas voulu garder mon alliance ». Que la mère qui les a engendrés soit livrée « au pillage », et il faut « qu’ils n’aient pas de descendance. Qu’ils soient dispersés parmi les nations et que leurs noms soient effacés de la terre » (§ II, 6-7). Voici qui arrache à Israël son élection pour l’attribuer aux chrétiens par la voix même d’un prophète juif (Geoltrain, cf. ci-dessous, p. 646, n. à 2, 6-7). Áce discours sur les Juifs s’oppose celui sur les Chrétiens : « Mère, embrasse tes fils, élève-les avec joie, comme la colombe, affermis leurs pieds, car je t’ai choisie, dit le Seigneur » (II, 15).

J’ai cité le texte 5 Esdrasdans la traduction qu’en a procurée Pierre Geoltrain dans Écrits apocryphes chrétiens, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1997, pp. 652-670. Or cet auteur ne fait pas que traduire, il a recherché les sources du texte de 5 Esdras. Elles sont entre autres dans la Bible. Et si j’ai raison de voir dans ce texte le source d’un fantasme antisémite, les observations de P. Geoltrain confèrent un côté sinistre au phénomène même d’écriture. Car l’auteur (anonyme) de 5 Esdras, s’inspirant de la Bible, suit même scrupuleusement le livre d’Esaïe. Et, sur le passage cité en premier, la source de notre auteur est ce que dit Esaïe en 59, 2, 3, 7.

2 : « Mais ce sont vos crimes qui mettent une séparation entre vous et moi. Ce sont vos péchés qui vous cachent sa face et l’empêche de vous écouter,

3 « Car vos mains sont souillées de sang, et vos doigts de crimes »

7 « Leurs pieds courent au mal, et ils ont hâte de répandre le sang innocent » (traduction de Louis Segond).

Mais, ce que n’a pas voulu voir l’auteur de 5 Esdras, c’est que, ce faisant, Esaïe se pose en juif qui critique et dénonce d’autres Juifs. D’accusation interneà la société hébraïque, l’accusation passe, dans 5 Esdras, à l’accusation des Juifs par un auteur extérieur, chrétien.

Le processus me paraît alors avoir été suivant :

I Phase scripturaire

  1. Esaïe porte des critiques sévères à ses coreligionnaires. L’Alliance est de son côté.
  2. Bien des siècles plus tard (au IIesiècle ?), un auteur chrétien rédige les Esdras Il s’inspire alors d’Esaïe pour opposés les Juifs, qui commettent des crimes, aux chrétiens, qui n’en commettent pas (l’Alliance est de son côté, les juifs en sont privés).

II Phase active

Ce texte a été beaucoup lu dans l ‘Europe chrétienne, et, je le répète, les manuscrits sont des IXe-XIIesiècles. Lorsque commence l’hystérie antisémite avec les accusations de crimes rituels, ce crime est en toute lettre dans des écrits répandus dans l’Europe chrétienne – et l’on sait que ces textes ont été lus en chaire, ou récités, par des curés qui ignoraient qu’ils seraient un jour classés comme apocryphes. Dans l’opposition menée entre la mère juive et ses fils qui ont négligé le Seigneur, et seront privé de descendance, et la mère chrétienne qui a bien élevé ses fils, on peut voir les mots qui ont inspiré les auteurs de l’invention selon laquelle les juifs ont sacrifiés des enfants.

Il y a donc un paradoxes, et terrible : si j’ai raison, un texte a donné aux Européens, en France, en Espagne, et peut-être bien aussi en Angleterre, l’idée que les Juifs accomplissaient des crimes rituels. Mais ce texte, à son tour, opérait un détournement de sens des accusations, tirant d’un texte hébraïque biblique de quoi accuser, extérieurement, les Juifs. Et cette accusation, une fois enregistrée côté chrétien, a duré des siècles.