Bernard Sergent
Une partie du Morvan occupe l’ouest de la Côte-d’Or. C’est là que se trouve la commune de La Roche en Brenil, qui donne son nom à la partie de la forêt morvandoise qui jouxte et forme une large partie de son territoire. La commune est à une quinzaine de km. nord-nord-ouest de Saulieu.
Dans un numéro récent de Pays de Bourgogne (revue que la SMF reçoit par échange avec son Bulletin), consacré à la forêt en Bourgogne, une auteur, Mme Sandra Amani, traite l’aspect mythologique de la question sous le titre « La forêt enchantée en Bourgogne, l’autre pays des forêts ».
Et c’est ainsi qu’elle rapporte une petite tradition de la forêt de La Roche en Brenil, tradition qui fait plusieurs fois sauter au plafond un celtisant. Imaginez mes bosses !
Je cite donc Mme Amani :
« Dans la forêt de La Roche en Brenil se trouve le fameux chêne-Saint-Charles, arbre centenaire près duquel les femmes stériles s’adonnaient à des rituels le sixième jour de la lune montante. Posant une branche de gui sur leur ventre, les jeunes épousées espéraient le miracle qui leur permettrait enfin de devenir mère » .
Que l’exposé de ce rite soit stupéfiant, on le vérifie grâce à un texte concernant les rites des Celtes de l’Antiquité, texte bref, un peu plus long seulement que celui qu’on vient de citer, car il présente, en quelques lignes, plusieurs points communs avec ce qu’on vient de lire.
Le voici :
« Les druides, car c’est ainsi que les Galli appellent leurs mages, n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, supposant que cet arbre est un chêne. A cause de cet arbre seul ils choisissent des forêts de chênes et n’accomplissent aucun rite sans la présence d’une branche de cet arbre… Ils pensent en effet que tout ce qui pousse sur cet arbre est envoyé par le ciel, étant un signe du choix de l’arbre par le dieu en personne. Mais il est rare de trouver cela et, quand on le trouve, on le cueille dans une grande cérémonie religieuse, le sixième jour de la lune – car c’est par la lune qu’ils règlent leurs mois et leurs années, et aussi leurs siècles de trente ans – et ont choisi ce jour parce que la lune a déjà une force considérable sans être encore au milieu de sa course. Ils appellent le gui par un nom qui est « celui qui guérit tout ». Après avoir rituellement préparé le sacrifice et un festin sous l’arbre, on amène deux taureaux blancs dont les cornes sont liées pour la première fois. Vêtu d’une robe blanche, le prêtre monte à l’arbre et coupe avec une faucille d’or le gui qui est recueilli par les autres dans un linge blanc. Ils immolent alors les victimes en priant la divinité qu’elle rende cette offrande propice à ceux pour qui elle est offerte. Ils croient que le gui, pris en boisson, donne la fécondité aux animaux stériles et constitue un remède contre tous les poisons » .
Il est proprement extraordinaire que la plupart des points qu’évoque Pline se retrouvent exactement dans le rite morvandiau. A savoir :
– le plus étonnant est la date mensuelle : le rituel druidique décrit par Pline (sans le localiser : il faut croire qu’il était général en pays celtique) se déroulait au sixième jour de la fête, et le rite morvandiau également ;
– parmi les éléments mis en valeur l’un et l’autre textes mentionnent d’abord le chêne : c’est près d’un chêne remarquable que se déroule le rite morvandiau, c’est uniquement à un chêne sacré que se rendent les druides qui célèbrent le rituel ;
– le second élément mis en valeur est le gui : il est mentionné dans l’un et l’autre textes, et c’est à lui qu’on attribue l’essentiel de ce qu’on attend du rite ;
– chose intéressante, une branche est explicitement mentionnée dans l’un et l’autre textes : une branche de gui, dans le premier, une branche de chêne, dans le second, mais cet arbre est celui qui porte le gui ;
– ce gui est fécondant : les femmes qui se mettent une branche de gui sur le ventre en attendent une fécondation ; les druides assurent que le gui est un remède contre la stérilité animale. La transformation est ici simple : le rite morvandiau transpose sur l’humain ce qui concernant dans l’Antiquité les animaux ;
– il y a peut-être un autre point commun, plus discret. Le rite morvandiau se déroule près d’un chêne Saint-Charles. Or, la principale Saint Charles fêtée en Europe occidentale a lieu le 4 novembre. Quand cueille-t-on le gui ? Selon Christian Guyonvarc’h et Françoise Le Roux, auteur du meilleur livre sur les druides, non dépassé, « la date de la cérémonie décrite par Pline, compte tenu du sacrifice, du festin rituel et de l’époque de la floraison du gui, ne peut guère avoir été que les environs de la mauvaise saison, novembre. On ne cueille pas le gui au moins d’août » . Problème : le Charles fêté le 4 août est Charles Borromée, et celui-ci est mort en 1584. Il n’est donc pas très ancien. Mais peut-être a-t-il remplacé un saint plus local, et plus ancien, fêté vers la même date ?
Car il faut bien à présent envisager les possibles.
A vrai dire, les étonnants points communs entre la fête celtique ancienne et une fête française récemment attestée ne peuvent avoir que deux explications :
– Soit un érudit, par exemple du XIXe siècle, informé du texte de Pline, a expliqué aux dames de La Roche en Brenil qui se livraient déjà à un rituel de fécondité que c’était mieux de le faire un sixième jour de la lune et en se munissant d’une branche de gui ;
– Soit personne n’a rien expliqué à ces dames, et celles-ci célèbrent leur fête depuis pas loin de deux mille ans. Les premières à l’avoir fait ont suivi pas à pas un rituel druidique, parce qu’il avait du prestige à leurs yeux, elles étaient non moins convaincues que les druides que le gui était fécondant, et, le sacrifice de taureaux en moins, elles en ont maintenu les principes : un chêne, du gui, une branche, une date mensuelle par rapport à la lune, une date annuelle début novembre. C’est d’ailleurs ce dernier point que l’érudit local supposé ci-dessus pour se faire l’avocat du diable ne pouvait aucunement savoir. Il n’aurait pas su que le gui se cueillait en début de saison sombre, et que la date de cette cueillette pouvait avoir un rapport avec le nom du chêne voisin.
Alors, miracle de la conservation rituelle et de l’histoire souterraine : tout se passe bien comme si, dans un coin du Morvan, un antique rituel religieux celtique, druidique, avait été conservé par les femmes en situation de stérilité.
Ouvrages cités :
Amani, Sandra, 2017 : « La forêt enchantée en Bourgogne, l’autre pays des forêts », in Pays de Bourgogne, décembre 2017, pp. 45-48.
Le Roux, Françoise, et Guyonvarc’h, Christian Joseph, 1986 : Les druides, Rennes, Ouest France Université.
Savignac, Jean-Paul, 2017 : « La déesse Seine (Sequana) passe à Paris », BSMF, 267, pp. 24-38.
1. Amani, 2017, p. 48.
2. Pline, Histoire Naturelle, XVI, 249. Je cite la traduction parue dans Le Roux et Guyonvarc’h, 1986, pp. 16-17.
3. Le Roux et Guyonvarc’h, 1986, p. 141.
4. J’ai le plaisir de signaler ici comment, d’un travail de notre ami Jean-Paul Savignac, il ressort que les taureaux sacrifiés étaient des images et incarnations du dieu du ciel (mentionné par Pline) qui envoie le gui. Cf. 2017, p. 32.