C’était il y a 30 ans, le 24 juin 1991, qu’éclate l’affaire qu’on a appelée celle d’Omar Raddad.
Malgré le combat de ce dernier et de ses avocats pour faire triompher l’idée de son innocence, malgré des rebondissements qui n’ont pas permis de rouvrir le procès, l’énigme de ce qui s’est produit incommode quantité de gens.
Pour y voir clair, je propose de revisiter les tout premiers instants de la découverte du corps de Ghislaine Marchal.
Madame Marchal avait disparu de sa maison, lors même qu’elle avait plusieurs rendez-vous, et les gendarmes sont appelés. La villa de Mme Marchal se trouvait à Mougins, c’est donc la brigade de Mougins qui intervient. Les gendarmes fouillent toute la maison, sans la trouver, mais voient que la cave est fermée. Ils tentent de l’ouvrir, et ont du mal. Finalement ils parviennent à déstabiliser des objets qui bloquaient la porte, et entrent dans la cave. Ils découvrent là le cadavre de Mme Marchal, frappé de treize coups de couteaux.
Se retournant, ils discernent que quelque chose est écrit sur la porte, et a été écrit avec du sang. C’est là qu’ils lisent le texte, devenu immensément célèbre, « Omar m’a tuer ».
Dans cette circonstance, ils avaient deux hypothèses à faire.
Hypothèse A : Mme Marchal, sachant qu’elle était blessée à mort, a écrit cela avec son propre sang. Dans ce cas, l’homme qu’elle accuse, Omar, est automatiquement le coupable.
Hypothèse B : l’assassin, après avoir tué Mme Marchal, avant de partir, utilise le sang de Mme Marchal pour inscrire rapidement ce qui lui passe par la tête, et son idée a été d’accuser Omar, dont il savait qu’il travaillait dans la maison, d’être l’auteur du meurtre.
Les gendarmes avaient donc deux hypothèses à faire.
Et ils n’en ont fait qu’une.
Ils n’ont fait qu’une hypothèse sur les deux qu’il fallait faire, et ils ont été demander à la concierge si un Omar était connu dans la proximité de Mme Marchal. Bien sûr, a répondu la concierge, c’est le jardinier (je vais dire dans un instant qu’en disant cela, elle couvrait quelqu’un). Les gendarmes ont foncé là où il habitait, et l’ont cueilli chez lui, car ce soi-disant assassin n’avait pas songé un seul instant à se cacher.
Un chercheur scientifique aurait fait deux hypothèses, tant il est habitué, quotidiennement, à en faire varier pour savoir quelle est la bonne. Les gendarmes de Mougins n’étaient pas des chercheurs. Ils ont trouvé tout de suite leur coupable, sans se poser d’autres questions.
On sait la suite : le procès de 1994 – et tout le monde, la gendarmerie, les juges, les avocats, la famille, se sont contentés de ce coupable offert sur un gâteau – et la condamnation. Omar Raddad a été condamna à 18 ans de réclusion criminelle, mais a été libéré le 4 septembre 1998, par une grâce de Jacques Chirac, dans le cadre d’une négociation avec le Maroc.
Revenons aux deux hypothèses qu’il fallait faire.
Dans l’hypothèse A, le coupable est, sans hésitation, Omar.
Dans l’hypothèse B, la personne qui a écrit « Omar m’a tuer » n’est évidemment pas Omar, car Omar n’allait pas écrire lui-même « Omar m’a tuer ». Appelons la personne qui, dans cette seconde hypothèse, a écrit sur les portes : X.
Cet X, à ce simple degré initial de l’enquête, nous savons beaucoup de chose sur lui. Nous savons qu’il connaissait Mme Marchal ; nous savons qu’il savait qu’elle était riche ; nous savons qu’il savait qu’un employé s’appelait Omar ; c’était en somme un proche de la maison. Et nous savons une autre chose : que c’était un illettré.
La question de l’orthographe de l’inscription sur la porte est décisive, en cela qu’elle aurait dû faire préférer, dès le tout début de l’enquête, l’hypothèse B à l’hypothèse A. Mme Marchal était une personne lettrée, et, depuis que dans son enfance elle avait appris à écrire, elle mettait un e à un participe passé lorsque l’antécédent était antérieur. Il m’a aimée, cela ne s’écrit jamais il m’a aimer. Jamais, entendons, de la part d’une femme qui a appris l’orthographe du français. En son écriture c’est son identité même qui était en jeu. Il est inconcevable qu’elle ait écrit tuer. Et cela seul signe l’auteur : l’auteur est un individu qui n’avait pas bien travaillé à l’école et n’avait pas correctement appris l’orthographe.
Il n’est donc pas étonnant qu’en 2001 des traces d’ADN qui n’appartenait pas à M. Raddad aient été décelées sur la porte ; il n’est pas étonnant non plus que des études graphologiques qui avaient cherché si l’écriture même de l’inscription pouvait être celle de Mme Marchal aient conclus, le plus souvent, par la négative.
Mais tout cela aurait été inutile si, dès le départ, les gendarmes avaient fait une première hypothèse, A, puis une seconde, B. Et, dans le cas où ils auraient fait cette seconde hypothèse, ils risquaient de découvrir des choses intéressantes.
En 2011, un film, de Rashdy Zem, est revenu sur l’« affaire ». On y dit beaucoup de choses, et, un court moment, le film – qui ne fait nul état de la possibilité de deux hypothèses – s’intéresse à ce qui se passait dans la loge de la concierge : on montre, un instant, et de manière floue, un homme, dont on apprend qu’il était à l’époque des faits l’amant de la concierge, et, détail intéressant, qu’il avait été antérieurement condamné pour assassinat.
Dans l’hypothèse B, c’est ce genre de choses que les enquêteurs auraient découvertes.
Mais il n’y a pas eu d’hypothèse B ; la concierge est venue témoigner au procès, pour dire que c’est elle qui avait constaté la disparition de Mme Marchal, qu’elle avait appelé les gendarmes, etc., mais il n’y eut pas le monsieur dont je viens de parler. C’est dommage : il aurait certainement eu des choses à raconter.
Quoiqu’il en soit, l’hypothèse A, seule suivie, a abouti à accuser un hommes « doux comme un agneau » (parole de sa femme au procès) ; et à laisser en liberté l’assassin authentique.
Celui-ci peut aujourd’hui dormir sur ces deux oreilles : il y a prescription officielle. Il n’est d’ailleurs peut-être plus en vie.
Mais il a pu savourer longtemps comment une ruse finalement grossière a écarté de son chemin l’accusation de meurtre.
Et c’est cette ruse simplette qui a entraîné la justice sur le chemin de l’erreur.
Et l’erreur, il faut un jour la réparer. La réhabilitation d’Omar Raddad est une nécessité. C’est son combat. J’en suis solidaire.