L’islamo-gauchisme hors du regard journalistique (18 décembre 2020) – par Bernard Sergent
Le débat sur l’islamo-gauchisme se perd en conjectures, et les accusations de la droite sur l’université tombe d’autant plus dans l’incompréhension qu’il s’agit pour l’essentiel d’opinions exprimées entre proches, et fort peu écrites.
L’article de Madame Valentine Faure dans le Monde du 12 décembre cite un grand nombre d’auteurs, et j’ai l’impression que, sauf exceptions, le débat s’égare quelque peu. Dire que l’islamo-gauchisme « s’appuie sur une sorte de haine du christianisme et du catholicisme en particulier » (J. Julliard) a) pose l’islamo-gauchisme comme une entité constituée (où ? quand ?) ; b) assure une « haine » qui est certes plausible du côté « islamo- », mais largement dépassée du côté « gauchistes » ; de même, qu’il s’agisse « d’intellectuels tétanisés par la culpabilité postcoloniale » (G. Keppel) paraît confondre la culpabilisation (la vraie, ressentie envers les immigrés) avec une de ses rationalisations, qui n’est pas, loin de là, générale.
À deux reprises, l’article de Mme Faure fait allusion à la « LCR », en quelque sorte comme un détail dans l’affaire. C’en est pourtant un élément central. Il est utile de se pencher sur ce qui lui est arrivé.
Tout commence en 1952 (eh oui). Cette année-là se produit une scission dans le principal parti trotskiste de France, et les deux tendances qui en sortent prennent le nom de leurs dirigeants respectifs : l’une est dite « Lambert », l’autre « Franck ». Sous l’influence d’un militant alors de premier plan, Pablo (Michel Raptis, ancien dirigeant du parti trotskiste grec), sensible à ce qui se passe dans ce que l’on appellera le Tiers Monde (Albert Sauvy, la même année), la tendance Franck évolue vers le soutien à une révolution des classes pauvres d’Asie-Afrique-Amérique latine. La révolution chinoise n’a, lors du congrès mentionné (à peu près ignoré de la presse), que trois ans (cela ne fait des gens de la tendance Franck des « Mao » : il faudra attendre 28 ans pour que ceux-ci apparaissent), et ce n’est pas le pain sur la planche qui manque à ce parti : opposition à la guerre en Indochine, puis à la guerre du Vietnam, à la guerre d’Algérie, soutien à la libération des colonies dans les années 60,… La tendance Franck est, de tous les trotskystes, la plus enthousiaste pour Castro et Guevara, pour Ho Chi Minh et Giap. Face aux autres trotskistes qui restent fidèles à la « révolution ouvrière » (la tendance Lambert, et, à part, le groupe Voix Ouvrière, qui devient Lutte Ouvrière en 1968), celle de Franck, à qui succède bientôt Alain Krivine, est la plus « ouverte » aux idées qui « renouvellent » le marxisme. Après un beau succès du dit Krivine, par entrisme au sein des JC, la tendance Franck prend le nom de LCR, « Ligue Communiste Révolutionnaire ». Après Alger, « centre révolutionnaire », c’est bientôt la Palestine : la révolution mondiale commence à avoir son épicentre dans les pays arabes.
Ce sont les manifestations de soutien à la Palestine lors de la seconde Intifada (2000-2005) qui voient les militants de la LCR unis aux militants du Hamas, du Hezbollath, du Jihad islamique. C’est alors que Pierre-André Taguieff utilise pour la première fois (en France, mais l’expression est d’origine anglaise) le terme « islamo-gauchiste ». Bientôt surgit en France le problème du « voile islamique ». La LCR prend fait et cause pour le voile – solidarité avec les « masses arabes » oblige – et c’est ainsi qu’on arrive à la manifestation du 10 novembre 2019, à l’appel de la LCR, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), et d’autre groupes politiques musulmans.
Le rôle de la LCR (devenue depuis NPA, « Nouveau Parti Anticapitaliste ») comme détonateur est certain. Du début à la fin des années 2000, elle s’est unie à des partie musulmans d’extrême-droite.
Ce qui est certain aussi, c’est que ce faisant, ce mouvement, quoique très minoritaire, rencontrait une opinion largement répandue chez bon nombre d’intellectuels, des professeurs, des chercheurs, des journalistes, qui, inquiets de la montée du Front national, adhéraient à la notion d’islamophobie, et, s’il y avait culpabilisation, c’était vis-à-vis des immigrés, conçus comme victimes de la société (capitaliste) et du racisme. Ce n’est donc pas le catholicisme qu’ils ont en haine (plusieurs de ces personnes, d’ailleurs, sont croyantes), ni la colonisation qui les tétanise, mais il y a plus exactement dans leur tête un mélange entre la solidarité envers la Palestine, le souvenir que les pays arabes et africains ont été naguère colonisés, et, avant tout, la situation présente des immigrés en France. Ces gens-là, leurs adversaires les considèrent comme des « complaisants », car il s’allient à des groupes politiques musulmans sans tenir compte de leurs idées. Cela a concerné d’abord la LCR, mais, ensuite, également plusieurs partis de gauche, le PC, la France insoumise, le PS. Détail intéressant : c’est par le soutien de la France insoumise à un homme qui avait des relations assez inquiétantes que le PC, le refusant sur sa propre liste, a perdu la mairie de Saint-Denis.
Toutefois cette « complaisance » commence à changer, en raison des attentats. Plus exactement les « non-complaisants » reprennent du poil de la bête face aux « complaisants ». Cela dit, lorsqu’un Edwy Plenel a osé « invoquer l’enfance misérable des frères Kouachi », immense injure à tous les miséreux du monde, il faut savoir 1°) qu’Edwy Plenel se dit « trotskiste culturel », et 2°) que la « culture trotskiste » en question est celle de la ligne Pablo, ou tendance Franck.
Que conclure, sinon que le mieux serait de ficher la paix à l’immense majorité des Musulmans, c’est-à-dire de ne pas les raciser, car le racisme ne mène à rien, ni les plaindre, ou culpabiliser à leur sujet, mais de les considérer comme des adultes, car, comme l’a fort bien écrit un auteur « non-complaisant », André Versaille (2017), les Musulmans ne sont pas des bébés phoques !