Tristesse tchétchène

L’assassin de Samuel Paty était un jeune Tchétchène, réfugié en France, car, depuis la nouvelle guerre allumée par les Russes en Tchétchénie, les ressortissants de ce pays obtiennent facilement un statut de réfugié en France. Il avait dans sa poche son titre de séjour lorsque son corps a été fouillé.

C’est dans le cadre déjà d’un conflit avec les Russes que l’islam s’est imposé aux Tchétchènes. Á partir du XVIIIesiècle les Russes se lancent à la conquête du Caucase. Les peuples en étaient alors, pour la plupart, païens. La conquête n’a pas été facile, car elle couvre encore plus de la moitié du XIXesiècle. La résistance des peuples, Tchétchènes, Ingouches, Tcherkesses, Abkhazes, Oubykh, a été énergique, et l’effort russe n’a pu être que finalement supérieur pour parvenir à les soumettre. On imagine alors la violence des combats.

Les Tchétchènes connaissent l’islam par leurs voisins les Kymyk et les Kabardes. Le XIXerévèlent des musulmans tchétchènes zélés, ce qui anime leur résistance face aux Russes, qui sont chrétiens. Ce n’est qu’en 1859 qu’ils sont vaincus.

Mais, chose intéressante, lorsqu’un Arthur Byhan parcourt le Caucase dans les années 1930, il rencontre plusieurs Tchétchènes âgés qui connaissaient leurs anciens dieux, qui leur adressaient des prières, et faisaient toujours des sacrifices du Père des dieux (Délé, Dala), au dieu du tonnerre (Seli), à sa fille, Seli Sata, protectrice des vierges, au Soleil (Déla Molkh), à sa mère Asa, à la « Mère des Tempêtes », Dardsa-närick, dont les fils (Dardsa-Kuanghich) sont allés au ciel (et y ont formé la Grande Ourse), enfin au maître des forêts et du gibier (Elta).

La conversion des Tchétchènes à l’islam n’était donc pas une fatalité. Une bonne partie de la population conservait il y a un peu plus qu’un demi-siècle son ancienne religion.

En 2005, une Ingouche (rappelons que les Tchétchènes et les Ingouches sont deux populations sœurs, regroupées sous le nom de Vaïnakh, et longtemps confondues), Mariel Tsaroieva, a consacré un livre entier aux « Anciennes croyances des Ingouches et des Tchétchènes », et paru chez Maisonneuve & Larose. On y apprend que la conquête russe au XIXesiècle se distinguait par son ethnocentrisme, ainsi par la destruction à l’explosif de la majorité des sépultures antiques. Puis de semblables destruction ont recommencé en 1944, quand les Vaïnakh ont été déportés au Kazakhstan et au Kirghizistan.

Son livre fait 421 pages : il y avait donc les moyens de faire un gros livres sur la religion des Ingouches et des Tchétchènes. Les sources sont toutes proches : cette « ancienne religion » est sub-actuelle.

Que Samuel Paty ait été assassiné par un Tchétchène est triste à plusieurs niveaux. Au niveau historique le plus patent, il a été indirectement victime de l’extrême violence de la conquête du Caucase, de la défaite des Tchétchènes fasse aux Russes. Plus discrètement, c’est une grande tristesse que les Tchétchènes aient abandonné leur ancienne religion. Elle était beaucoup plus proche des hommes que le dieu de l’islam, transcendant absolu. La structure de panthéon reproduisait la structure sociale des Vaïnakh. Il y avait un dieu Père et une déesse Mère, et ils étaient les parents de tous les autres dieux, ce qui rappelle la famille caucasienne ; la société Vaïnakh était par ailleurs la plus démocratique du Caucase.

Or, ces peuples ne voyaient, au XIXesiècle, que de choix entre le christianisme, celui des Russes détestés, et l’islam.

Ils ignoraient, et nos contemporains ignorent toujours, que la majorité des hommes demeure polythéistes ; car, la réunion de l’Inde hindouiste, de la Chine, du Japon, de l’Asie du sud-est, cela représente plus de la moitié de l’humanité contemporaine ; et tous ces pays sont polythéistes.

Le malheur des Tchétchènes est tombé sur Samuel Paty. Sauf que son assassin, né à Moscou, n’a pas participé à la guerre en Tchétchénie, et a été accueilli en France, laquelle France n’a jamais conquis le Caucase. Il y a un sentiment de trahison, et tout est triste, dans cette histoire.